Le droit allemand sur le prêt de main d’œuvre (intérim) vient d’être profondément réformé
Le 21 octobre dernier, une réforme de la Loi sur la mise à disposition de salariés (Arbeitnehmerüberlassungsgesetz – ci-après « AÜG ») a été adoptée par le Parlement allemand. Elle entrera en vigueur le 1er avril 2017. L’objectif principal de cette nouvelle règlementation est de clarifier la notion de prêt de main d’œuvre en Allemagne (Arbeitnehmerüberlassung) afin d’empêcher le contournement des règles qui lui sont applicables.
- CONTEXTE
Le prêt de main d’œuvre consiste en la mise à disposition par une société (ci-après « société prêteuse ») de son personnel auprès d’une autre société (ci-après « société utilisatrice ») pour une durée déterminée.
Durant la mise à disposition, la société prêteuse reste employeur du personnel, mais le pouvoir de direction sur les salariés prêtés est transféré sur l’entreprise utilisatrice.
Si l’activité de prêt de main d’œuvre peut, à l’inverse du droit français, avoir un caractère lucratif, le droit allemand la soumet à l’obtention d’une autorisation préalable délivrée par l’Agence du travail (Bundesagentur für Arbeit). L’objet de cette autorisation est de vérifier que la société prêteuse entend bien respecter les garanties légales prévues pour les salariés prêtés et que la mise à disposition conserve un caractère temporaire.
En l’absence d’autorisation, le prêt de main d’œuvre est considéré comme illicite, avec pour conséquence, outre les sanctions pénales, l’existence d’un contrat de travail entre le salarié prêté et la société utilisatrice.
L’obligation d’obtenir une autorisation ne vaut pas seulement pour les sociétés d’intérim, mais pour toute société envisageant de prêter ses salariés, quand bien même le prêt de salariés resterait accessoire et qu’il ne s’agirait donc pas de son activité principale. Ainsi, un prestataire de services, loueur d’ouvrage ou sous-traitant devra aussi obtenir une autorisation avant de faire intervenir ses salariés auprès de ses clients s’il s’avère que les conditions du prêt de main d’œuvre sont remplies, à savoir que ses salariés sont intégrés dans l’organisation interne du client et que le pouvoir de direction est transféré (même temporairement) sur le client.
A titre d’exemple, une telle situation est caractérisée lorsque le salarié dispose d’un poste de travail chez la société cliente et que ses horaires de travail et/ou congés sont fixés selon les règles applicables au sein de la société cliente. Les critères de distinction entre le prêt de main d’œuvre et le louage d’ouvrage ou de service étant malheureusement très flous, il est fréquent qu’une société faisant appel à un spécialiste pour la réalisation d’un ouvrage ou d’une prestation exige de celui-ci qu’il soit en possession d’une autorisation de prêt de main d’œuvre afin d’exclure tout risque de reconnaissance d’un contrat de travail entre elle et les salariés qui interviendront pour la réalisation de la mission.
La nécessité d’obtenir une autorisation préalable s’étend donc bien au-delà de l’activité exclusive de prêt de main d’œuvre.
Il existe cependant certaines situations échappant à la nécessité d’obtenir une autorisation, notamment :
- le prêt de main d’œuvre dans la même branche d’activité pour éviter une situation de chômage partiel ou des licenciements collectifs, sous réserve qu’une convention collective applicable prévoie cette exception,
- le prêt de main d’œuvre intragroupe dès lors que le salarié n’a pas été embauché dans le seul but d’être mis à disposition,
- le prêt de main d’œuvre intervenant occasionnellement (pour faire face à une situation exceptionnelle) dès lors que le salarié n’a pas été embauché dans le seul but d’être mis à disposition et que la situation ne se reproduit pas.
Le prêt de main d’œuvre donne lieu à deux contrats :
- un contrat de prêt de main d’œuvre (Arbeitnehmerüberlassungsvertrag) entre la société prêteuse et la société utilisatrice.
- un contrat de travail (Arbeitsvertrag) entre le salarié prêté et la société prêteuse.
Ces documents contractuels doivent être rédigés avec la plus grande d’attention afin de garantir le respect des règles applicables dont voici les nouveaux aspects.
- NOUVELLES REGLES APPLICABLES A COMPTER DU 1er AVRIL 2017
La réforme du 21 octobre 2016 entraîne les changements suivants à compter du 1er avril 2017 :
- La durée du prêt de main d’œuvre
L’une des modifications essentielles de la réforme adoptée en octobre dernier est celle concernant la durée du prêt de main d’œuvre. Le §1 I b AÜG, dans sa nouvelle version, dispose qu’un même salarié ne peut être mis à disposition dans une même société pendant plus de 18 mois consécutifs.
Une nouvelle mise à disposition du même salarié auprès de la même société utilisatrice ne pourra intervenir qu’après un délai de carence de trois mois. Il est possible de déroger à cette durée maximale uniquement si la convention collective de branche applicable à la société utilisatrice le prévoit ou si la société utilisatrice, lorsqu’elle n’est pas affiliée à une organisation syndicale de la branche, prévoit une telle dérogation dans un accord d’entreprise.
Un dépassement de la durée maximale de 18 mois constitue une infraction conduisant à une fiction juridique : un contrat de travail entre le salarié prêté et la société utilisatrice est supposé exister. C’est seulement si le salarié s’oppose au transfert de son contrat de travail sur la société utilisatrice qu’il restera salarié de la société prêteuse. Pour ce faire, le salarié devra impérativement exercer son droit d’opposition dans un délai d’un mois à compter de la constitution de l’infraction (voir point 7 ci-dessous au sujet du droit d’opposition).
La société prêteuse risque, quant à elle, les sanctions suivantes :
- versement d’une amende pouvant aller jusqu’à 30.000€
- retrait ou non-renouvellement de l’autorisation de prêt de main d’œuvre en cas de manquement grave ou répété.
Le délai de 18 mois devra être respecté à partir du jour de l’entrée en vigueur de la nouvelle version de la Loi sur le prêt de main d’œuvre. Ainsi, un dépassement de la durée maximale de 18 mois pourra être caractérisé à partir d’octobre 2018.
- L’égalité de traitement et de salaire (equal pay)
A ce jour, le salarié prêté doit, pendant toute la durée de sa mission, travailler aux mêmes conditions et percevoir le même salaire que les salariés de la société utilisatrice. Il est cependant possible de déroger à ce principe en appliquant une convention collective sous réserve que celle-ci prévoie le versement d’un salaire au moins égal au salaire minimum prévu pour les salariés mis à disposition, tel que défini par décret (à ce jour 8,84€ pour les Länder Berlin, Brandenburg, Mecklenburg-Vorpommern, Sachsen, Sachsen-Anhalt et Thüringen et 9€ pour les autres Länder).
La réforme d’octobre dernier prévoit qu’après neuf mois en poste, le salarié prêté devra percevoir le même salaire qu’un salarié de la société utilisatrice à poste égal.
Il sera possible de déroger à cette disposition si la convention collective de branche le permet, ce qui dépendra de l’aboutissement des négociations actuellement menées entre les organisations syndicales et patronales. En tout état de cause, la dérogation ne pourra dépasser 15 mois.
Le non-respect du principe d’égalité de salaire entraîne les sanctions suivantes à l’encontre de la société prêteuse :
- versement d’une amende pouvant aller jusqu’à 500.000€,
- sanctions pour fraude aux charges sociales (amende ou peine d’emprisonnement jusqu’à 5 ans),
- retrait ou non-renouvellement de l’autorisation de prêt de main d’œuvre en cas de manquement grave ou répété.
- Le devoir de transparence
Par la réforme adoptée en octobre dernier, le législateur cherche à garantir qu’une opération de prêt de main d’œuvre sera caractérisée et traitée comme telle par les parties et en toute transparence à l’égard des salariés concernés. Ainsi avant même que les salariés soit mis à disposition :
- L’opération de prêt de main d’œuvre doit être qualifiée comme telle dans le contrat liant la société prêteuse à la société utilisatrice,
- Le(s) salarié(s) mis à disposition doit/vent être expressément désigné(s) (avec mention de leur prénom, nom et date de naissance),
- Il(s) doit/vent être informé(s) de sa/leur mise à disposition au sens de la loi AÜG.
Ces exigences risquent d’entraîner des difficultés dans les situations où le prêt de main doit intervenir rapidement.
Les mentions obligatoires concernant le contenu du contrat de prêt de main d’œuvre entre les deux sociétés et le contrat de travail entre la société prêteuse et le salarié mis à disposition sont contenues dans la nouvelle version du §11 AÜG. La réforme apporte aussi des modifications au Code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch) en y ajoutant la définition de salarié (Arbeitnehmer) dans un nouveau §611 a. Par cette codification, le législateur clarifie la distinction entre salarié, lié à l’employeur par un lien de subordination et par ses directives (Weisungsrecht), et travailleur indépendant (Selbständiger).
En cas de non-respect de l’obligation de transparence et des mentions obligatoires, il existe à nouveau une fiction juridique entraînant l’existence d’un contrat de travail entre le salarié et la société utilisatrice à laquelle seul le salarié peut s’opposer dans un délai d’un mois à compter de l’infraction (voir point 7 ci-dessous pour plus d’explications).
De plus, les sanctions suivantes peuvent être ordonnées à l’encontre de la société prêteuse :
- amende pouvant aller jusqu’à 30.000€ ;
- retrait ou non-renouvellement de l’autorisation de prêt de main d’œuvre en cas de manquement grave ou répété.
Outre la fiction juridique du contrat de travail avec le salarié, la société utilisatrice risque une condamnation au versement d’une amende pouvant aller jusqu’à 1.000€.
- L’interdiction de prêt de main d’œuvre pour remplacer des salariés grévistes
Lorsque la société utilisatrice est touchée par un conflit social, elle ne peut faire appel à ou faire intervenir des salariés prêtés pour remplacer les salariés en grève (nouvelle version du §11 alinéa 5 AÜG). Le salarié prêté peut cependant intervenir sur d’autres postes que ceux des salariés grévistes. Il a également le droit de refuser de travailler pendant la grève.
Le non-respect de cette interdiction est passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 500.000€ à l’encontre de la société utilisatrice.
- L’interdiction des « prêts à la chaîne » (Kettenverleih)
Le « prêt à la chaîne » consiste en la mise à disposition par la société utilisatrice d’un salarié mis à sa disposition par la société prêteuse auprès de l’un de ses propres clients. Ce type de schéma est interdit de sorte que la société utilisatrice doit être en mesure de prouver, en plus de l’existence d’un contrat de mise à disposition avec la société prêteuse, que le salarié prêté est bien mis à sa disposition.
Cette interdiction concerne principalement les situations dans lesquelles la société utilisatrice fait intervenir des salariés prêtés par une autre pour réaliser un ouvrage ou une prestation de services pour l’un de ses clients. Si le contrat de louage d’ouvrage ou de services est requalifié en contrat de prêt de main d’œuvre, la société utilisatrice risque de se voir condamnée pour prêt de main d’œuvre illicite au versement d’une amende de 30.000€ maximum, cette sanction pouvant également être prononcée à l’encontre du client final.
6. Renforcement de la codécision du comité d’entreprise dans l’entreprise utilisatrice (Mitbestimmung)
La Mitbestimmung – littéralement « participation aux décisions » est souvent traduite par codécision – et est en Allemagne le concept de de base des relations collectives dans l’entreprise. En pratique, c’est le comité d’entreprise (Betriebsrat), organe de représentation des intérêts du personnel qui, dans de nombreux domaines, participe activement à la gestion de l’entreprise par l’employeur.
Le § 14 AÜG, dans sa nouvelle version, prévoit que les salariés mis à disposition doivent être pris en compte dans le calcul de l’effectif pour tout ce qui se rattache à la codécision au sein de la société utilisatrice sous réserve qu’ils travaillent pour l’entreprise utilisatrice depuis au moins 6 mois.
En outre, avec la réforme, le devoir d’information du comité d’entreprise est renforcé dans les §80 II et §92 I S1 de la Loi sur l’organisation de l’entreprise (Betriebsverfassungsgesetz) : le comité d’entreprise doit être informé de l’intervention de salariés mis à disposition dans l’entreprise, du poste occupé par eux, de l’étendue des missions qui leur sont confiées et de leur lieu de travail.
- La naissance d’un contrat de travail entre le salarié prêté et la société utilisatrice
Lorsqu’un contrat de mise à disposition n’a pas été conclu entre la société prêteuse et la société utilisatrice, que le contrat de travail n’est pas expressément désigné comme « contrat de travail pour un salarié prêté », que l’identité du salarié prêté n’est pas précisée ou que la durée maximale de 18 mois de la mise à disposition a été dépassée, on considère qu’un contrat de travail existe entre le salarié prêté et la société utilisatrice.
Cependant, dès lors qu’on ne peut imposer d’employeur à un salarié et que le salarié n’a pas nécessairement intérêt à voir son contrat de travail transféré sur une autre société, il dispose d’un droit d’opposition (Widerspruchsrecht) prévu au §9 I Nr. 1 AÜG dans sa nouvelle version. Ce droit d’opposition doit être exercé par déclaration écrite du salarié dans le mois qui suit la commission du manquement, ce qui lui laisse très peu de temps pour agir. Par ailleurs, très souvent, le salarié ne sera pas au fait qu’il y a eu manquement aux règles du prêt de main d’œuvre, de sorte que le délai aura expiré avant même qu’il ait pris conscience qu’il devait agir pour s’opposer au transfert. Cette solution, qui est vivement critiquée par la doctrine, risque d’entraîner de nombreux contentieux.
Le salarié doit déposer sa déclaration auprès de l’Agence pour l’emploi. Si le salarié a exercé son droit dans les délais, il reste salarié de la société prêteuse. Néanmoins, s’il continue d’intervenir auprès de la société utilisatrice malgré l’exercice de son droit d’opposition , la fiction juridique faisant naître un contrat de travail entre l’entreprise utilisatrice et le salarié l’emporte sur l’exercice du droit d’opposition de sorte que le contrat est transféré sur la société utilisatrice sans que le salarié ne puisse s’y opposer à nouveau.
Cette règlementation risque d’entraîner de nombreuses difficultés en pratique dès lors qu’un salarié sera rarement en mesure de reconnaitre la nécessité d’exercer son droit d’opposition.
CONSEIL PRATIQUE : Il existe encore de nombreuses questions d’interprétation des nouvelles règles applicables auxquelles devra répondre la jurisprudence. Nous recommandons à toutes les sociétés ayant une activité de prêt de main d’œuvre ainsi qu’à celles dont l’activité se situe à la limite entre le contrat de louage d’ouvrage ou de services et le prêt de main d’œuvre de se renseigner sur la nouvelle règlementation et de faire valider par des spécialistes leurs documents contractuels afin d’éviter tout risque de sanction et de requalification en prêt de main d’œuvre illicite.
28.02.2017