Compétence-compétence et protection du consommateur : fin de partie ?
Cass. civ.1, 30 sept. 2020, n°18-19.241
Par son arrêt du 30 septembre 2020, la Cour de cassation jette un pavé dans la mare d’une des spécificités françaises en droit de l’arbitrage : l’effet négatif du principe de compétence-compétence.
Si l’effet positif de ce principe est bien connu en droit comparé (l’arbitre étant seul compétent pour juger de sa propre compétence), son effet négatif tel que prévu à l’article 1448 du Code de procédure civile (CPC) fait au contraire figure d’exception.
A l’instar de la loi type CNUDCI, de nombreux droits tel que par exemple le §1032 du code de procédure civile allemand, permettent en effet au juge étatique, saisi d’un différend sur une question faisant l’objet d’une convention d’arbitrage, d’examiner si ladite convention est caduque, inopérante ou non susceptible d’être exécutée avant de renvoyer les parties à l’arbitrage.
Il en va différemment en droit français de l’arbitrage. En effet, aux termes de l’article 1448 CPC (applicable à l’arbitrage international sur renvoi de l’article 1506 CPC), le juge français ne pourra refuser de renvoyer le litige au tribunal arbitral qu’en l’absence de saisine préalable de ce dernier et si la convention d’arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable. Ce n’est donc qu’à un contrôle prima facie que pourra procéder le juge français, et ce uniquement si le tribunal arbitral n’est pas encore saisi, priorité étant laissée à ce dernier pour statuer sur la validité et l’applicabilité de la clause.
Depuis de nombreuses années se posait la question de savoir si cet effet négatif du principe de compétence-compétence devait recevoir une application aussi stricte dans les litiges impliquant un consommateur. En pratique, l’application de ce principe implique en effet que le consommateur est contraint de saisir un tribunal arbitral (potentiellement situé à l’étranger) afin de savoir si la clause d’arbitrage est valide ou non, avant de pouvoir éventuellement saisir les juridictions étatiques du fond du litige. Certains auteurs, considérant cette solution peu satisfaisante car n’apportant pas une protection suffisante aux consommateurs (parties dites « faibles »), appelaient donc de leurs vœux une exception à l’application de l’article 1448 CPC pour les consommateurs [1].
En arbitrage international pourtant, la position particulière du consommateur ne semblait jusqu’à présent pas justifier, aux yeux des juridictions françaises, qu’une exception soit faite à la priorité classiquement accordée à l’arbitrage. En effet, d’une part, la Cour de cassation avait clairement décidé, dans son arrêt Zanzi, que l’article 2061 du Code civil, qui déclare inopposable aux consommateurs les clauses d’arbitrage, n’était pas applicable dans l’ordre international [2]. Par ailleurs, par deux arrêts Jaguar [3] et Rado [4], la Cour de cassation avait eu l’occasion de faire une application stricte de l’effet négatif du principe de compétence-compétence, en renvoyant au tribunal arbitral l’examen de la compétence. Ce faisant, la Cour précisait que l’examen de la clause par l’arbitre était soumis au respect des règles d’ordre public international, sous le contrôle du juge de l’annulation, sous entendant ainsi que les intérêts du consommateur étaient suffisamment protégés de ce fait [5].
Par son arrêt du 30 septembre 2020 [6], la Cour de cassation revient sur cette jurisprudence.
Dans cette affaire concernant une succession en Espagne, l’une des héritières avait mandaté un conseil espagnol (appartenant à un cabinet d’avocat international), afin de l’assister. Le contrat de mandat contenait une clause d’arbitrage. Un litige survenant avec ce cabinet de conseil, l’héritière saisit alors les juridictions françaises. En défense, le cabinet de conseil soulève l’incompétence des juridictions françaises au profit du tribunal arbitral visé dans la clause compromissoire. Ce faisant, il soulève l’application du principe de compétence-compétence et l’absence de nullité manifeste de la clause, justifiant que le tribunal renvoi l’examen de la compétence au tribunal arbitral.
La Cour d’appel de Versailles refuse de renvoyer la question au tribunal arbitral et se déclare compétente pour examiner la valeur et la portée de la clause compromissoire. Elle juge ensuite la clause comme étant abusive, celle-ci n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle et présentant un caractère standardisé. Ecartant donc l’application de la clause d’arbitrage, la Cour d’appel se déclare compétente pour trancher le fond du litige en application des articles 17 c et 18 du Règlement Bruxelles 1bis [7].
Au vu de sa jurisprudence passée, on aurait légitimement pu s’attendre à ce que la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi par le cabinet de conseil espagnol, casse la décision de la Cour d’appel pour violation du principe de compétence-compétence. Il n’en est rien, la Cour de cassation faisant le choix de donner priorité à la protection du consommateur plutôt qu’à la compétence de l’arbitre.
Se référant à la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs et à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne à ce sujet, la Cour de cassation rappelle tout d’abord que « Au nombre des moyens adéquats et efficaces devant garantir aux consommateurs un droit à un recours effectif doit figurer la possibilité d'introduire un recours ou de former opposition dans des conditions procédurales raisonnables, de sorte que l'exercice de leurs droits ne soit pas soumis à des conditions, notamment de délais ou de frais, qui amenuisent l'exercice des droits garantis par la directive 93/13 ».
Hiérarchisant les règles du code de procédure civile et les règles européennes qui les supplantent, elle énonce ensuite que
« la règle procédurale de priorité édictée par [l’article 1448 du Code de procédure civile] ne peut avoir pour effet de rendre impossible, ou excessivement difficile, l’exercice des droits conférés au consommateur par le droit communautaire que les juridictions nationales ont l’obligation de sauvegarder ».
et valide ainsi le raisonnement de la Cour d’appel, laquelle a « sans méconnaître les dispositions de l’article 1448 du code de procédure civile, accompli son office de juge étatique auquel il incombe d'assurer la pleine efficacité du droit communautaire de protection du consommateur ».
S’il s’agit donc d’un vrai revirement vis-à-vis des jurisprudence Jaguar et Rado, se pose la question de la portée de cette décision. Ce faisant, la Cour de cassation remet-elle en cause l’application du principe de compétence-compétence dans son effet négatif en présence d’un consommateur, ou se contente-t-elle de confirmer que la priorité donnée aux arbitres n’est pas absolue, le juge étatique pouvant contrôler le caractère manifestement nul ou inapplicable de la clause si le tribunal arbitral n’est pas encore constitué ?
Certains éléments nous font pencher pour la première hypothèse. D’une part, il nous semble que la Cour d’appel n’avait nullement procédé à un simple examen prima facie pour constater la nullité de la clause et écarter la compétence des arbitres, mais bien à une analyse approfondie de la clause. Or, la Cour de cassation valide cette analyse, et indique à cet égard que c’est « après en avoir examiné l'applicabilité, en tenant compte de tous les éléments de droit et de fait nécessaires dont elle disposait » (nous soulignons) que la Cour d’appel « a écarté la clause compromissoire en raison de son caractère abusif ». Il n’y a donc aucune référence au fait que le caractère abusif et inapplicable de la clause serait manifeste. Ensuite, et comme souligné par un auteur [8], c’est la structure même de l’arrêt qui nous parait révélatrice : la Cour de cassation prend tout d’abord le soin d’écarter (même si implicitement) l’application de l’effet négatif du principe de compétence-compétence, avant de valider l’analyse de la clause faite par la Cour d’appel, de condamner cette clause (au motif que le défendeur « ne démontrait pas que la clause standardisée obligeant le client non-professionnel à saisir, en cas de différend, une juridiction arbitrale, avait fait l’objet d’une négociation individuelle ») [9] puis de confirmer la compétence du juge français pour trancher le fond du litige.
La lecture de l’arrêt n’étant cependant pas limpide, il faudra voir quelle appréciation fera la doctrine de sa portée, qui sera sans nul doute abondamment commentée. En tout état de cause, il ouvre la voie aux consommateurs pour contester leurs clauses d’arbitrages devant le juge français, sans passer par l’arbitre, dès lors qu’elles n’auront pas été négociées (ce qui arrive très fréquemment) et que les intérêts du commerce international seront mis en cause. Les litiges promettent d’être nombreux.
[1] SERAGLINI (Ch.) / ORTSCHEIDT (J.), Droit de l'arbitrage interne et international, LGDJ, ed. 2019, pp. 621, 622.
[2] Cass. civ. 1, 5 janv. 1999, n° 96-21.430.
[3] Cass. civ. 1, 21 mai 1997, n° 95-11.429 et 95-11.427.
[4] Cass. civ. 1, 30 mars 2004, n° 02-12.259.
[5] Voir en ce sens SERAGLINI (Ch.) / ORTSCHEIDT (J.), Droit de l'arbitrage interne et international, LGDJ, ed. 2019, n°662, p. 619.
[6] Cass. civ.1, 30 sept. 2020, n°18-19.241.
[7] Règlement n° 1215/2012 du 12 décembre 2012.
[8] Voir en ce sens J. Jourdan-Marques, « Chronique d‘arbitrage : la Cour de cassation coule la Jaguar et le Rado », Dalloz actualité 19 oct. 2020.
[9] A cet égard, il faut souligner que, alors que la Cour d’appel de Paris faisait référence au déséquilibre significatif créé par l’absence de négociation individuelle, et rendant la clause abusive, la Cour de cassation reste muette sur ce point. Elle semble ainsi indiquer que c’est l’absence de négociation individuelle qui caractériserait la clause comme étant abusive. Il s’agit là d’un raccourci aux conséquences potentiellement fâcheuses, qu’on ne peut s’imaginer avoir été réellement souhaité.
29.10.2020