Crowdworkers en Allemage = salariés ?
Dans sa décision du 2 décembre 2020, le plus haut tribunal du travail allemand (BAG) a tranché contre toute attente et à l’encontre des décisions des instances précédentes que les « crowdworkers » pouvaient être tenus de respecter certaines conditions applicables aux employés. (BAG (Cour fédérale du travail), 01/12/2020 – 9 AZR 102/20). Cette décision témoigne avant tout de la volonté de la jurisprudence à réguler les questions soulevées par la modernisation du marché du travail et les changements qu’elle impose au niveau de la protection des employés.
Qu’est-ce que le « Crowdworking » ?
Le « crowdworking » est un modèle de travail basé sur des plateformes internet où la demande des entreprises rencontre l’offre de particuliers. Les particuliers, appelés « collaborateurs » ou « crowdworkers » s’enregistrent sur des applications et proposent leurs services aux entreprises pour effectuer diverses tâches. L’éventail de ces tâches est très large, pouvant aller de la recharge de trottinettes électriques à la programmation informatique en passant par le design graphique, l’étude de marché, le marketing, etc.
- Ce modèle dispose de nombreux avantages
Il propose notamment une grande flexibilité pour les entreprises, qui ont ainsi la possibilité de faire appel à divers talents et experts, chacun spécialisé dans un domaine particulier. Il permet aussi, notamment aux Start-Up et aux petites et moyennes entreprises, « d’outsourcer » des tâches et ainsi d’économiser du temps et de l’argent pour se concentrer sur leur travail essentiel.
Du côté des « collaborateurs », le « crowdworking » est une source de revenus supplémentaires, sans les contraintes posées par un contrat de travail.
- … mais présente aussi des inconvénients
Les désavantages liés au « crowdworking » sont nombreux pour les collaborateurs. A titre d’exemple, ils ne disposent pas de sécurité sociale. De plus le « crowdworking » permet seulement à une minorité de vivre exclusivement de leur travail. Nombreux sont aussi les syndicats en Allemagne qui critiquent le « crowdworking », accusant certaines entreprises d’exploiter ce modèle de travail pour contourner les normes de protection du droit du travail.
En ce qui concerne les demandeurs, les risques sont plus élevés pour les petites entreprises et les Start-Up qui ne prennent pas en compte d’éventuels « coûts cachés » ainsi que le risque de manipulations et de circonstances peu contrôlables du fait de cette externalisation des tâches.
En Allemagne, le modèle du « crowdworking » se répand très rapidement et bouleverse les structures « traditionnelles » du travail. En effet, le ministère fédéral du Travail et des Affaires sociales a étudié le « crowdworking » en novembre 2017 dans un rapport de recherche et arrive à la conclusion que « alors que les uns parlent d’un phénomène de niche, les autres y voient déjà le potentiel de changements fondamentaux du monde du travail ».[1]
Ce nouveau modèle soulève des questions sur l’aspect juridique, notamment sur la relation entre les deux parties et la protection des collaborateurs.
Jusqu’à présent la majorité des tribunaux allemands ont estimé que les « crowdworkers », par manque d’obligations de performances, n’étaient pas des « employés » au sens du terme défini dans le § 611a BGB (Code civil allemand).
Le BAG a cependant redéfini la position de la jurisprudence allemande à l’égard de cette question avec sa plus récente décision.
En l’espèce
La défenderesse administre une plateforme internet sous forme d’application dont le but est de proposer diverses tâches de travail par un système de « Crowd ». Sur la base d'un accord et de conditions générales, le « crowdworker » s’oblige à effectuer une tâche pour le « crowdsourcer ». Chaque utilisateur de la plate-forme en ligne peut, via un compte personnel, accepter indépendamment des commandes sans y être contractuellement obligé.
Si le « crowdworker » accepte une commande, il doit régulièrement l'exécuter sous deux heures selon les spécifications détaillées de la défenderesse. Ces tâches consistent à contrôler la présentation de produits vendus dans des stations-services, pour les producteurs. Chaque tâche effectuée apporte des « points d’expérience » au compte du collaborateur. Après avoir atteint un certain nombre de points, le « crowdworker » peut accepter plusieurs tâches en même-temps.
Le demandeur a effectué environ 3000 commandes pour la défenderesse sur une période totale de onze mois, avant que celle-ci ne lui annonce en Avril 2018 ne plus lui attribuer de commande afin d’éviter d’éventuelles divergences à l’avenir. Le demandeur a par la suite, fait la demande de constater que les parties étaient liées à un contrat de travail à durée indéterminée et qu’il était donc à considérer comme « employé ». Cela lui garantirait une protection contre le licenciement et le droit à une indemnisation.
La caractérisation de l’employé selon le § 611a BGB se base essentiellement sur trois critères :
- Un contrat de droit privé entre les deux parties
- La subordination au pouvoir de direction de l’employeur (règlement, lieux, heures de travail)
- La dépendance individuelle aux instructions de l’employeur
Le BAG a reconnu, dans le cadre d’une appréciation globale de toutes les circonstances, que le fond de l’accord et les tâches à effectuer par le demandeur, ont été tout au long de la coopération, influencés de telle manière par la défenderesse que le collaborateur n’avait pas vocation à organiser ses activités librement en termes de temps, de lieu ou de contenu du travail. Le demandeur a effectué les commandes sous les critères typiques d’un employé, étant lié aux instructions de la défenderesse.
Le BAG a donc admis que le demandeur était un employé au sens du § 611a BGB. Concernant l’indemnisation, la demande a été renvoyée au tribunal du travail compétent (LAG).
Qu’est-ce qu’il s’ensuit ?
La décision du BAG n’est pas à généraliser. Chaque « Crowd » est administré de façon différente et la relation entre « crowdsourcer » et « crowdworker » est déterminée non seulement par les accords, des conditions-générales et l’organisation des plateformes mais aussi par l’individualité de chaque coopération. En aucun cas il est à conclure que tous les « crowdworkers » sont des employés.
Cependant la décision du BAG expose les plateformes de « Crowd » au risque d’être soumises à des responsabilités liées au droit du travail. Il est probable qu’à l’avenir ce modèle de travail encore très libre, soit progressivement régulé par la jurisprudence et par le droit du travail. Le gouvernement allemand vient d’organiser un « sommet numérique », à l’occasion duquel le Ministre du Travail Hubertus Heil (SPD) a affirmé vouloir se pencher sur l’économie dite de plateforme et émettre un nouveau projet de loi visant à protéger les travailleurs indépendants.
[1] https://www.deutschland.de
Sources :
- https://pwwl.de/sind-crowdworker-arbeitnehmer-bag-vom-01-12-2020-9-azr-102-20/
- https://www.lto.de/recht/hintergruende/h/bag-urteil-9azr-10220-crowdworker-war-arbeitnehmer-auftrag-vermittlung-online-arbeitsvertrag/
- https://rsw.beck.de/aktuell/daily/meldung/detail/bag-crowdworker-kann-in-wirklichkeit-arbeitnehmer-sein
04.12.2020