Recours en annulation : une évolution inquiétante en France ?
Cass. civ. 1ère, 2 décembre 2020, n° 19-15.396 ; CA Paris, 9 mars 2021, n° 18/21326 ; CA Paris 30 mars 2021, n° 19/04161
Pendant de nombreuses années, le droit français de l’arbitrage était réputé pour être très libéral. En particulier, le contrôle exercé par le juge français sur la sentence arbitrale dans le cadre du recours en annulation restait très limité, ce qui amenait les utilisateurs de l’arbitrage à privilégier la France (et en premier lieu Paris), comme siège du tribunal arbitral.
Or, il semblerait qu’ait été amorcé ces dernières années un mouvement permettant au juge français d’étendre de plus en plus largement son contrôle, ce qui pourrait mettre à mal l’attractivité de la France en tant que siège de l’arbitrage.
Comme nous l’avions évoqué dans notre article du 12 novembre 2020 sur les derniers rebondissements de la saga Gulf Leaders (à lire ici), le contrôle de la sentence a tout d’abord été étendu dans le cadre d’affaires concernant la corruption ou le blanchiment d’argent[1], touchant à l’ordre public international. Si cette extension pouvait se comprendre au regard de la volonté de protection de l’ordre public, il n’en reste pas moins qu’elle mettait à mal le principe ancré en droit français d'interdiction de révision au fond[2], garde-fou essentiel contre l’instrumentalisation et la dénaturation du recours en annulation. Pour rappel, le recours en annulation n’a pas été conçu comme un double degré de juridiction : le but est en effet de permettre aux parties de contester la sentence arbitrale dans le cadre d’un nombre de motifs limités, sans pour autant leur donner la possibilité de faire juger le litige à nouveau dans son entièreté. Ce n’est qu’ainsi que la priorité de l’arbitrage, sur laquelle se sont accordées les parties, peut être préservée.
Par un arrêt Schooner du 2 décembre 2020[3], la Cour de cassation a cependant rouvert le débat et est allée encore plus loin quant à l’évolution potentielle de l’utilisation du recours en annulation par les parties en tant que second degré de juridiction[4]. Dans le cadre de l’examen de la compétence du tribunal arbitral, elle a en effet ouvert la possibilité aux parties d’avancer, au stade du recours en annulation, de nouveaux moyens, arguments et éléments de preuves, et ce à la seule condition que la compétence ait été contestée devant le tribunal arbitral. Ce faisant, elle permet un contrôle étendu en dehors de la seule sphère de l’ordre public international.
Cette solution ayant été reprise par la Cour d’appel de Paris dans deux arrêts successifs Ukravtodor du 9 mars 2021[5] (arbitrage commercial) et Oschadbank du 30 mars 2021[6] (arbitrage d’investissement) et semblant donc s’installer, elle mérite qu’on s’y attarde, son impact quant à la question de l’étendue du contrôle des sentences arbitrales par le juge français étant non négligeable.
Dans ces affaires, le requérant invoquait l’incompétence du tribunal arbitral comme moyen d’annulation. La partie adverse quant à elle, soutenait que ce moyen était irrecevable sur le fondement de l’article 1466 du code de procédure civile[7] selon lequel « la partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s'abstient d'invoquer en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à s'en prévaloir ». La question centrale était donc celle de la portée de la renonciation au sens de l’article 1466 du code de procédure civile. Celle-ci vise-t-elle des catégories de moyens ou des griefs concrètement articulés ? Autrement dit, suffit-il pour une partie d’avoir invoqué l’incompétence du tribunal arbitral devant lui, pour pouvoir ensuite invoquer tout nouveaux moyens, arguments ou preuves devant le juge de l’annulation à ce sujet, ou faut-il que lesdits griefs aient été spécifiquement discutés devant le tribunal arbitral pour qu’elle ne soit pas réputée y avoir renoncé ?
C’est cette deuxième solution qu’avait retenu la Cour d’appel dans l’affaire Schooner, dans un arrêt très remarqué du 2 avril 2019[8]. La Cour avait notamment énoncé que « le but poursuivi par [l’article 1466 du code de procédure civile] — qui est d'éviter qu'une partie se réserve des armes pour le cas où la sentence lui serait défavorable —, ne serait pas atteint si, sous couvert d'un cas d'ouverture unique, le recourant était recevable à développer devant la cour un argumentaire différent en droit et en fait de celui qu'il avait soumis aux arbitres »[9]. Ce faisant, elle précisait que « cette portée attribuée à l’article 1466 du code de procédure civile n’est pas incompatible avec la plénitude du contrôle exercé par le juge de l’annulation à l’égard des cas d’ouverture du recours, dès lors qu’en statuant sur des moyens identiques à ceux qui avaient été soumis aux arbitres, il n’est lié ni par leur interprétation des textes ni par leur appréciation des faits »[10]. La Cour d’appel s’inscrivait ainsi dans la lignée de la jurisprudence établie, selon laquelle il n’était pas question que les juges français, saisis d’un recours en annulation fondé sur une incompétence du tribunal arbitral, analysent de nouveaux éléments de droit ou de fait, ceux-ci devant se limiter à une appréciation des éléments résultant du dossier soumis au tribunal arbitral[11].
C’est cette solution que la Cour de cassation remet en cause en cassant l’arrêt de Cour d’appel dans l’affaire Schooner et en décidant que « la compétence [ayant] été débattue devant les arbitres, les parties ne sont pas privées du droit d’invoquer sur cette question, devant le juge de l’annulation, de nouveaux moyens et arguments et à faire état, à cet effet, de nouveaux éléments de preuves »[12] (nous soulignons). C’est cet attendu qui est repris dans l’arrêt Oschadbank, la Cour d’appel justifiant cette solution en précisant « qu’il n’est pas possible d’induire du fait qu’un argument n’ait pas été précédemment évoqué devant le tribunal arbitral l’acceptation de sa compétence par l’autre partie ». De même dans le cadre de l’affaire Ukravtodor, la Cour d’appel, après avoir constaté que la question de la compétence du tribunal arbitral avait bien été débattue devant lui énonce que « Ukravtodor, qui ne change pas de position procédurale, est recevable à soutenir le moyen d’annulation tiré de l’incompétence du tribunal arbitral devant le juge de l’annulation en faisant valoir des faits et des moyens nouveaux ».
Cette position laisse perplexe. En effet, permettre aux parties de discuter devant le juge de l’annulation de moyens, arguments et preuves non débattus devant le tribunal arbitral revient en réalité à leur ouvrir véritablement la voie d’un appel, et ainsi à « gommer » les spécificités du recours en annulation[13], lequel n’a pas été conçu comme un second degré de juridiction. Ce faisant, c’est en effet le pouvoir des juges étatiques de juger le litige a posteriori qui est réinstauré, et ce alors même que, en soumettant leurs litiges à l’arbitrage, les parties ont délibérément écarté la compétence desdits juges pour y préférer une justice privée.
Selon nous, cette nouvelle jurisprudence emporte le risque de mettre à mal l’attractivité de la France en tant que siège de l’arbitrage, pour les utilisateurs dont l’absence d’un double degré de juridiction est primordiale. De plus, une telle possibilité de présenter un tout nouvel argumentaire quant à la compétence devant le juge étatique met aussi à mal le principe de compétence-compétence et l’efficacité de la priorité dont dispose le tribunal arbitral pour statuer sur sa compétence, dès lors que le débat peut être entièrement réouvert par la suite. Il faut donc rester alerte et vigilant à la jurisprudence à suivre et voir non seulement si cette position venait à s’ancrer pour le cas d’ouverture de la compétence, mais également si une telle extension du contrôle venait à être affirmée pour d’autres cas d’ouverture du recours en annulation.
[1] CA Paris, 4 mars 2014, Nr. 12/17681 ; CA Paris, 16 mai 2017, Nr. 15/17442, République du Congo; CA Paris, 21 février 2017, Nr. 15/01650, Belokon; CA Paris, 27 Sept. 2016, Nr. 15/12614 ; CA Paris, 10 avril 2018, Nr. 16/11182 und CA Paris, 28 mai 2019, n° 16/11182 Alstom.
[2] Cass. civ. 1, 6 oct. 2010, Nr. 09-10.530; Cass. civ.1, 11 mars 2009, Nr. 08-12.149; Cass. civ., 25 oct 2005, Rev. arb. 2006, S. 147
[3] Cass. civ. 1ère, 2 décembre 2020, n° 19-15.396.
[4] Voir en ce sens la chronique de J. JOURDAN-MARQUES, « Chronique d’arbitrage : où va le contrôle étatique de l’arbitrage international ? », Dalloz actualité, 30 avril 2021.
[5] CA Paris, 9 mars 2021, n° 18/21326
[6] CA Paris, 30 mars 2021, n° 19/04161.
[7] applicable à l’arbitrage international par renvoi de l’article 1506 du code de procédure civile.
[8] CA Paris, 2 avr. 2019, n° 16/24358, obs. J. Jourdan-Marques Dalloz actualité, 17 avr. 2019.
[9] La Cour d’appel prenant la peine de préciser que cette interprétation de l’article 1466 du Code de procédure civile ne s’applique pas aux « moyens fondés sur l’article 1520, 5°, du code de procédure civile et tirés de ce que la reconnaissance ou l’exécution de la sentence violerait de façon manifeste, effective et concrète l’ordre public international de fond, lesquels, en raison de leur nature, peuvent être relevés d’office par le juge de l’annulation, et soulevés pour la première fois devant lui ».
[10] CA Paris 2 avril 2019, Schooner, Rev. arb. 2019, p. 304.
[11] CA Paris, 26 mars 2009, Rev. arb. 2010, p. 525 : « Considérant que le juge de l'annulation doit contrôler la décision du tribunal arbitral sur sa compétence en recherchant tous les éléments de droit et de fait tels qu'ils résultent du dossier permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage et d'en déduire les conséquences sur le respect de la mission confiée aux arbitres » ; v. à ce sujet les observations de CHANTEBOUT V. : Note s/s CA Paris, 26 mars 2009, Rev. arb. 2010, p. 533.
[13] Pour reprendre la formulation utilisée par J. Jourdan-Marquès, Dalloz actualités 30 avr. 2021 « Chronique d’arbitrage : où va le contrôle étatique de l’arbitrage international ».