Rupture abusive de relations commerciales en France
Sommaire :
- Aperçu
- La notion de relation commerciale établie
- Les différents cas de rupture d’une relation commerciale
- Comment réduire le risque de responsabilité ?
- La réparation du préjudice
- Conseils pratiques
1 Aperçu
Il n’est pas rare que des entreprises souhaitant mettre un terme à une relation d’affaires avec un partenaire français (fournisseur, revendeur, distributeur, client, etc.) se retrouvent confrontées à des demandes en dommages-intérêts pour non-respect d’un préavis raisonnable. En effet, l‘article L. 442-6 I n° 5 du Code de commerce dispose que la partie rompant brutalement une relation commerciale établie sans en avoir informé préalablement son partenaire par écrit et sans avoir respecté un délai proportionnel à la durée de la relation, est tenue de lui verser des dommages-intérêts. Il y a lieu de préciser sur ce point qu’une relation commerciale établie peut aussi bien être caractérisée par un contrat formalisé par écrit que par un simple courant d’affaires dépourvu de tout cadre contractuel.
L’article L. 442-6 I N° 5 du Code de commerce constitue une atteinte du législateur français porte atteinte à la liberté contractuelle dans la mesure où cet article a pour effet de restreindre le droit de chacun de choisir librement son cocontractant. Si cette disposition vise à garantir l’équilibre des relations commerciales, il n’en reste pas moins qu’elle représente une restriction importante pour toute partie souhaitant mettre fin à une relation commerciale.
La jurisprudence française tend à qualifier l’article L. 442-6 I N° 5 du Code de commerce de loi de police et lui confère ainsi une impérativité internationale. Les entreprises étrangères entretenant des relations commerciales avec des partenaires français se doivent donc de respecter cette règlementation, et ce, même si les parties ont soumis leurs rapports commerciaux à un autre ordre juridique que l’ordre juridique français. En outre, cette disposition n’étant pas supplétive, toute convention y dérogeant est nulle.
Sont exposés ci-dessous les points à retenir afin de minimiser le risque de responsabilité en cas de rupture d’une relation commerciale relevant de l’article L. 442-6 I N° 5 du Code de commerce.
2 La notion de relation commerciale établie
- Les parties concernées
Pour mieux cerner le champ d’application de l’article L. 442-6 I N°5 du Code de commerce, il convient tout d’abord de déterminer les parties visées par cette disposition en se plaçant d’une part du côté de l’auteur de la rupture et d’autre part du côté de la victime de celle-ci.
- L’auteur de la rupture
L’article L. 442-6 I n° 5 du Code de commerce énumère de façon exhaustive les auteurs potentiels d’une rupture de relation commerciale établie : il s’agit de « tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers ». Sont exclues du champ d’application de cette disposition les personnes morales de droit public, les associations à but non lucratif, les sociétés civiles, les personnes exerçant une profession libérale et les sociétés d’exercice libéral ainsi que les personnes morales n’exerçant aucune activité commerciale ou artisanale.
- La victime de la rupture
L’article L. 442-6 I du Code de commerce ne donne aucune précision quant à la victime de la rupture. S’agissant de la rupture d’une relation commerciale, il doit nécessairement s’agir d’un professionnel. La victime de la rupture peut ainsi uniquement prétendre à des dommages et intérêts si la relation commerciale rompue esten lien avec son activité commerciale ou professionnelle.
Les victimes indirectes sont également fondées à se prévaloir des dispositions de l’article L. 442-6 I n° 5 du Code de commerce. Ainsi, le sous-traitant est-il en droit d’engager la responsabilité du donneur d’ordre qui a mis fin à sa relation commerciale avec l’entrepreneur principal sans respecter un préavis suffisant.
- Le caractère établi de la relation commerciale
Seule la rupture d’une relation commerciale ayant un caractère établi est susceptible d’ouvrir droit à des dommages-intérêts sur le fondement de l’article L. 442-6 I n° 5 du Code de commerce, ce qui suppose que la relation d’affaires présente une certaine stabilité.
Cette notion est toutefois particulièrement vaste : toute relation commerciale, que celle-ci soit formalisée par un contrat écrit ou résulte d'un simple courant d'affaires informel, est susceptible d’être considérée comme présentant un caractère établi. Une relation commerciale établie peut ainsi naître de commandesou de prestations de services successives en dehors de tout cadre contractuel.
Si un contrat ponctuel n’est en principe pas susceptible de revêtir un caractère établi, la jurisprudence française, privilégiant une interprétation extensive de cette notion, considère qu’une succession de contrats ponctuels peut caractériser une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce. La Cour de Cassation a ainsi jugé dans un arrêt du 15 septembre 2009 (pourvoi n° 08-19200) que neuf participations successives d’un exposant à une foire annuelle caractérisent une relation commerciale établie. A cette fin, elle a précisé que « la qualification de relations commerciales établies au sens de l'article L. 442 6 I n°5 du Code de commerce n'est pas conditionnée par l'existence d'un échange permanent et continu entre les parties ». Partant de ce constat la Cour de cassation a condamné la société organisatrice de la foire à verser des dommages-intérêts à l’exposant qui s’était vu refuser sa participation à celle-ci.
Pour déterminer si une relation commerciale présente un caractère établi, les juridictions françaises privilégient une approche casuistique en appréciant l’ensemble des circonstances de l’espèce et en examinant plus particulièrement la durée totale de cette relation. La jurisprudence française présente toutefois certaines contradictions sur ce point : si la Cour d’appel de Versailles a estimé qu’une relation commerciale de six mois n’était en aucun cas susceptible de revêtir un caractère établi (arrêt du 21 mars 2012) la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a, quant à elle, qualifié une relation d’affaires de même durée de relation commerciale établie (arrêt du 19 novembre 2004).
Outre la durée, d’autres critères sont retenus par les tribunaux français pour apprécier le caractère établi d’une relation commerciale, dont notamment la nature de celle-ci. Eu égard à la jurisprudence actuelle, il est conseillé, si l’on entend mettre fin à une relation commerciale dont la durée excède six mois, de déterminer si celle-ci est susceptible d’être considérée comme établie, afin d’être en mesure d’évaluer s’il y a lieu de respecter un délai de préavis suffisant et de rompre la relation par écrit.
3 Les différents cas de rupture d’une relation commerciale
- Résiliation d’un contrat à durée indéterminée
En vertu du principe français de prohibition des relations perpétuelles, un contrat à durée indéterminée, conclu oralement ou par écrit, peut a priori être résilié à tout moment. Toutefois afin d’éviter que la résiliation dudit contrat intervienne en temps inopportun, l’article L. 442-6 I n° 5 du Code de commerce dispose que la rupture d’une relation commerciale établie s’effectue obligatoirement par écrit, en tenant compte d’une durée minimale de préavis. Tout manquement à ces obligations donne droit à des dommages et intérêts à l’autre partie à réclamer des dommages-intérêts.
La durée du délai de préavis est fonction de la durée totale de la relation commerciale et doit être déterminée en référence aux usages commerciaux et à d’éventuels accords commerciaux (cf. le point IV 2 pour plus de précisions).
- Non reconduction d’un contrat à durée déterminée
Outre la résiliation d’un contrat à durée indéterminée, l’article L. 442-6 I n° 5 du Code de commerce s’applique également en cas de non renouvellement d’un contrat à durée déterminée arrivé à expiration. Dans l’hypothèse où un contrat à durée déterminée a fait l’objet de renouvellements successifs, le refus de le renouveler une nouvelle fois est constitutif d’une rupture brutale d’une relation commerciale établie si le cocontractant pouvait légitimement croire que le contrat serait reconduit. Il est peu important à cet égard que le contrat contienne une clause de reconduction tacite.
- Interruption totale ou partielle des commandes
L’article L. 442-6 I n° 5 du Code de commerce s’applique également aux relations commerciales non formalisées par un contrat écrit mais qui résultent d’un simple courant d’affaires entre les partenaires commerciaux. Même en l’absence de contrat cadre, le changement soudain de fournisseur par l’acheteur est ainsi susceptible de caractériser une rupture brutale de la relation commerciale.
Aux termes de la loi, ce principe ne vaut pas uniquement en cas de rupture totale mais également en cas de « rupture partielle » et par conséquent de simple réduction du nombre de commandes. Dans un arrêt du 26 février 2008, la Cour d’appel de Douai a ainsi condamné un client qui avait soudainement réduit ses commandes de 60% à verser des dommages-intérêts au fournisseur victime de cette baisse de commandes. Ce cas présentait toutefois la particularité que le chiffre d’affaire de ce fournisseur était presque exclusivement réalisé grâce aux commandes dudit client.
- Modification unilatérale des conditions commerciales
Enfin, une modification significative de ses conditions commerciales (telle une augmentation substantielle des prix de vente) imposée unilatéralement par un cocontractant est également susceptible de caractériser une rupture brutale d’une relation commerciale.
4 Comment réduire le risque de responsabilité ?
Afin d’éviter que sa responsabilité ne soit engagée, la partie souhaitant mettre un terme à une relation commerciale établie, telle que définie précédemment, doit respecter un certain formalisme ainsi qu’un délai de préavis suffisant.
- Forme de la résiliation : nécessité d’un écrit
La rupture d’une relation commerciale doit impérativement revêtir la forme écrite: une rupture qui serait uniquement intervenue oralement, quelle que soit la durée du préavis qui lui a précédé, est nécessairement brutale. Si la relation commerciale peut être rompue par courrier simple, il apparaît préférable, pour des raisons de preuve, d’opter pour l’envoi d’une lettre recommandée avec accusé de réception.
Si la rupture ne doit pas être motivée (hormis les cas de rupture immédiate en présence d’un cas exonératoire de responsabilité : cf. ci-dessous), la lettre de résiliation doit mentionner de façon claire et non équivoque le délai sous lequel la relation commerciale est rompue en prenant soin de préciser la date d’effet de la rupture..
- Le délai de préavis suffisant
Au risque de voir la responsabilité de son auteur engagée, la rupture d’une relation commerciale établie doit obligatoirement être précédée d’un délai de préavis suffisant. A défaut d’accords professionnels ou d’arrêtés ministériels fixant une durée minimum de préavis (dans la plupart des cas), les juges du fond ont un pouvoir souverain concernant l'appréciation du caractère suffisant du préavis. De ce fait, la partie qui met fin à une relation d’affaires en tenant compte d’un délai de préavis contractuel reste susceptible de voir sa responsabilité engagée dans l’hypothèse où le tribunal saisi considère que le délai contractuel était trop court eu égard aux circonstances de l’espèce.
Le délai de préavis suffisant vise à ce que le partenaire commercial dispose de suffisamment de temps pour s’adapter à la nouvelle situation découlant de la rupture de la relation commerciale (Cour d’appel de Versailles, arrêt du 27 avril 2000) et se réorienter (Cour d’appel de Paris, arrêt du 22 décembre 1966).
Afin de déterminer la durée suffisante de préavis les juridictions françaises se réfèrent aux critères suivants :
- la durée totale de la relation commerciale ;
- la branche d’activité dont relève la relation commerciale ;
- le degré de dépendance économique du partenaire commercial et sa possibilité de se réorienter;
- l’existence d’une convention d’exclusivité entre les parties ;
- les investissements effectués dans le cadre de la relation commerciale.
Sur la base de ces critères, la jurisprudence française a jusqu’à présent considéré que des délais de préavis allant de 3 mois à 2 ans présentaient un caractère suffisant, cette durée dépendant des circonstances de l’espèce. ,.En raison de la marge d’appréciation laissée aux juridictions françaises sur ce point, il est conseillé au partenaire souhaitant mettre fin à une relation commerciale d’évaluer le caractère suffisant du délai de préavis qu’il est tenu de respecter avec une certaine largesse.. S’agissant de relations commerciales longues de plus de 10 ans, il n’est pas rare que des délais de préavis entre 12 et 24 mois doivent être respectés.
- Les cas d’exonération de responsabilité
L’article L. 442-6 I n° 5 du Code de commerce prévoit seulement deux hypothèses dans lesquelles un partenaire commercial est autorisé à rompre une relation commerciale sans respecter un quelconque délai de préavis: : en cas de force majeure d’une part et en cas d’inexécution par l'autre partie de ses obligations d’autre part.
Selon la jurisprudence française, un cas de force majeure suppose la survenance d’un événement imprévisible, irrésistible et extérieur, c’est-à-dire, non imputable au partenaire commercial auteur de la rupture. Dans la pratique, force est de constater que les tribunaux français ont une interprétation stricte de cette notion et n’admettent que très rarement qu’un évènement soit constitutif d’un cas de force majeure.
Le second cas exonératoire de responsabilité, à savoir inexécution par l'autre partie de ses obligations, est plus fréquemment admis par les juridictions françaises. . Il convient toutefois d’observer que tout manquement de son cocontractant à ses obligations n’est pas susceptible de justifier une résiliation sans préavis. Le manquement doit au contraire présenter une certaine gravité. Tel est par exemple le cas, selon la jurisprudence de la Cour d’appel de Pau, lorsque le cocontractant s’est, à plusieurs reprises, abstenu de respecter les délais de paiement (Cour d’appel de Pau, arrêt du 31 mars 2009).
Les tribunaux étant peu enclins à accepter les cas exonératoires de responsabilité susvisés, il est préférable de les invoquer avec prudence pour justifier une résiliation sans préavis.
5 La réparation du préjudice
- Le dommage réparable
Le dommage réparable correspond en principe aux bénéfices que le partenaire commercial aurait pu réaliser (en d’autres termes le manque à gagner) jusqu’à l’expiration du délai de préavis suffisant, si celui-ci avait été respecté.
En règle générale, les juridictions françaises évaluent le manque à gagner sur la base du chiffre d’affaires brut moyen des trois derniers exercices (Cour d’appel d’Amiens, arrêt du 30 novembre 2011).
Il n’est pas rare que les juridictions de premières instances admettent également d’autres chefs de préjudice, tels que les investissements non amortis et les préjudices moraux..
Pour être indemnisable, le dommage doit avoir été causé par le caractère brutal de la rupture de la relation commerciale. La victime ne peut donc se contenter de démontrer que le préjudice dont elle demande la réparation résulte de la rupture de la relation commerciale elle-même mais doit impérativement démontrer pour quelle raison la brutalité de cette rupture est à l’origine dudit préjudice.
- Autres sanctions possibles
- Droit à la poursuite de la relation commerciale
En application des dispositions de l’article L. 442-6 du Code de commerce, le juge des référés peut ordonner, au besoin sous astreinte, la cessation des pratiques abusives (et donc également la rupture brutale d’une relation commerciale établie) ou toute autre mesure provisoire appropriée. Le cocontractant victime de la rupture peut ainsi solliciter la poursuite de la relation commerciale jusqu’à l’expiration du délai de préavis approprié auprès du juge des référés compétent à cet effet, à condition toutefois qu’elle soit à même de démontrer que la rupture l’expose à un dommage imminent ou constitue un trouble manifestement illicite.
- Amendes
Les dispositions de l’article L. 442-6 du Code de commerce relevant du droit de la concurrence, le partenaire commercial concerné n’est pas le seul à pouvoir agir en justice : le ministère public, le ministre chargé de l'économie et le président de l'Autorité de la concurrence en ont également la capacité. Le ministre de l’économie ou le ministère public peuvent ainsi demander à la juridiction saisie d’ordonner la poursuite de la relation commerciale rompue. Ils peuvent également demander le prononcé d'une amende civile d’un montant maximal de 2 millions d'euros ainsi que la réparation des préjudices subis..
6 Conseils pratiques
- Lors de la conclusion d’un contrat, éviter d’accorder l’exclusivité au partenaire commercial
Il n’est pas rare dans le cadre d’un accord de distribution transfrontalier que le distributeur français bénéficie d’une exclusivité sans nécessité réelle. Dans cette hypothèse, le fournisseur ne peut, en cas de le organiser différemment la distribution de ses marchandises en France durant le délai de préavis raisonnable (jusqu’à 24 mois). Le fournisseur se trouve alors contraint, durant ce délai, de poursuivre sa relation commerciale avec son cocontractant initial dans un cadre d’exclusivité. Ceci est d’autant plus préjudiciable au fournisseur, qu’il est probable que le distributeur cherche un nouveau partenaire de distribution durant cette période et néglige de ce fait la distribution des produits du fournisseur.
Cette situation peut être évitée si le distributeur ne bénéficie pas de l’exclusivité. Dans cette hypothèse, le fournisseur sera en mesure de développer immédiatement un nouveau réseau de distribution en France tout en poursuivant la relation commerciale en cours avec son ancien partenaire jusqu’à l’expiration du délai de préavis.
- Au moment de la rupture de la relation commerciale
- Vérification de l’existence d’un éventuel cas exonératoire de responsabilité
Dans certains cas, il est possible de rompre la relation commerciale sans préavis si des motifs graves le justifient. Pour cette raison, il convient toujours de vérifier s’il ne peut pas être reproché au cocontractant une inexécution de ses obligations justifiant une rupture immédiate, avant de rompre la relation commerciale avec un délai de préavis.
- Evaluation scrupuleuse de la durée du délai de préavis suffisant préavis
Avant toute rupture d’une relation commerciale relevant de l’article L. 442-6 I n° 5, il est vivement conseillé d’évaluer avec quel délai de préavis celle-ci doit intervenir, et ce, même en présence d’un délai de préavis contractuel.
- Respect de la forme écrite
La rupture de la relation commerciale établie doit impérativement revêtir la forme écrite et être de préférence envoyée par lettre recommandée avec accusé de réception. Le délai de préavis doit être mentionné de façon claire et non équivoque dans la lettre de résiliation.
En présence de cas exonératoires de responsabilité, il est vivement recommandé de les exposer dans la lettre de résiliation, les motifs communiqués ultérieurement n’étant pas toujours pris en compte par les tribunaux français.
01.01.2020