Allemagne : Résiliation de contrats de construction et nullités de la période suspecte
Un arrêt récent du BGH (Cour de cassation allemande) du 19 octobre 2023 (IX ZR 249/22) confirme la nullité de la compensation délibérément provoquée par le maître d’ouvrage entre une créance du prix des travaux et une créance indemnitaire dépourvues de connexité dans le cadre d'une procédure collective.
A l’instar du droit des procédures collectives français, le droit allemand de l’insolvabilité connaît lui aussi des nullités de la période suspecte, afin de reconstituer l’actif du débiteur, qui aurait été volontairement dilapidé au bénéfice de certains partenaires économiques avant l’ouverture imminente de la procédure d’insolvabilité.
Ainsi l’article 129 I de l’InsO (code de l’insolvabilité allemand), prévoit que l’administrateur judiciaire peut annuler les actes réalisés au détriment des créanciers avant l’ouverture de la procédure collective selon les conditions fixées aux articles 130 à 146 de l’InsO.
L'article 130 I 1 Nr.2 de l'InsO vise expressément les paiements effectués avant l'ouverture de la procédure d'insolvabilité au bénéfice d'un créancier déjà informé de l'insolvabilité ou de la demande d'ouverture de la procédure d'insolvabilité de son débiteur.
Lorsque de tels actes annulables au sens de l’article 129 I de l’InsO donnent naissance à une situation juridique favorable à un seul créancier au détriment des autres, certaines dispositions de l'InsO, telles que l’article 96 I n°3, visent à permettre d’y remédier en conséquence. Selon l'article 96 I n°3, si la réunion des conditions de mise en œuvre de la compensation découle délibérément de la réalisation d'un acte annulable au sens de l'article 129 I de l'InsO, ladite compensation est nulle. En d'autres termes, c'est spécifiquement parce que les conditions nécessaires à la compensation ont été délibérément créées par un acte pouvant être annulé que ladite compensation n’est pas valable.
Le BGH a eu l'occasion, dans son arrêt du 19 octobre 2023, d'apporter un éclairage intéressant sur la compensation délibérément provoquée par un maître d'ouvrage entre sa dette et sa créance à l’égard de l’entrepreneur, dépourvues de connexité, et cela par le biais de la résiliation de plusieurs contrats de construction soumis à la VOB/B.
Faits
Dans cette affaire, les faits de l’espèce étaient les suivants : en août 2017, un maître d'ouvrage avait conclu deux contrats portant sur la réalisation de travaux de construction avec un entrepreneur, personne morale de droit privé (ci-après, l’« entrepreneur » ou le « débiteur »). A compter du 6 février 2018, l’entrepreneur a fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité jusqu’au 1er mai 2018.
Après avoir pris connaissance de la demande de l’entrepreneur à bénéficier d’une procédure d’insolvabilité, le maître de l’ouvrage a procédé à la résiliation extraordinaire et immédiate des deux contrats, par lettre du 9 mars 2018, sur le fondement de l’article 8 II VOB/B. Il a réceptionné le 21 mars 2018 les travaux réalisés jusqu’alors.
Pour rappel, maîtres d’ouvrage et entrepreneurs peuvent soumettre leurs contrats à la VOB/B allemande, qui constitue une sorte de contrat d’adhésion dédié au secteur de la construction. Aux termes de l’article 8 II de la VOB/B, le maître d’ouvrage dispose d’une faculté de résiliation du contrat en cours d’exécution en cas d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité à l’encontre de son entrepreneur, moyennant le paiement au prorata des travaux réalisés et des coûts engendrés jusqu’à alors. Le maître d’ouvrage peut quant à lui solliciter des dommages et intérêts contre l’entrepreneur au titre de l’indemnisation des préjudices résultant de l’inexécution du contrat, tels que les surcoûts résultant de la résiliation anticipée du contrat de construction.
Ainsi dans la présente affaire, conformément à l’article 8 II de la VOB/B, l’administrateur judiciaire nommé à la procédure d’insolvabilité de l’entrepreneur a assigné devant le Tribunal régional de Francfort-sur-le-Main le maître d’ouvrage en paiement de deux factures en date du 28 mars 2023, correspondant au montant total des travaux réalisés par l’entrepreneur dans le cadre de l’exécution des deux contrats alors résiliés, soit la somme de 182.464,43 EUR.
A titre reconventionnel le maître d’ouvrage faisait valoir une créance indemnitaire d’un montant de 383.103,55 EUR, résultant de la résiliation anticipée d’un autre contrat de construction le 9 mars 2018. Le maître d’ouvrage opposait à l’administrateur judiciaire la compensation de sa créance indemnitaire avec la créance du prix des travaux que détenait l’entrepreneur à son encontre.
En première instance, le Tribunal a fait droit à la demande de paiement de l’administrateur judiciaire, à hauteur de 172.952,61 EUR, déduction faite du montant de certains travaux non-exécutés par l’entrepreneur.
Le maître d’ouvrage a fait appel de cette décision devant la Cour d’appel de Francfort-sur-le-Main, mais a été débouté. La Cour d’appel a jugé que la compensation, par une lecture combinée des articles 96 I Nr.3 et 130 I 1 Nr.3 de l'InsO, n'était pas valide. Elle a motivé sa décision en soulignant que le maître d’ouvrage avait intentionnellement provoqué la situation – où l'entrepreneur, créancier du prix des travaux réalisés par ses soins, était devenu réciproquement débiteur d’une obligation d’indemnisation – par le biais de la résiliation de plusieurs contrats de construction en toute connaissance de la procédure d’insolvabilité de l’entrepreneur.
Le maître d’ouvrage s’est pourvu en cassation, en soutenant que :
- La réunion des conditions de mise en œuvre de la compensation n’aurait pas été provoquée par un acte pouvant être annulé au sens de l’article 129 I InsO. Aucun préjudice n'a été subi par les créanciers car l'inclusion de la clause de l'article 8 II de la VOB/B dans le contrat du débiteur n'a pas engendré de pertes financières excédant les conséquences légales et jurisprudentielles établies.
- De surcroît, l'absence manifeste de déséquilibre dans le contrat de construction écarte toute possibilité d'annulation au regard du droit de l’insolvabilité.
- Le préjudice des créanciers ne serait pas établi dans la mesure où la résiliation est à fois le fait générateur d’une part de la créance du prix des travaux et d’autre part de la créance indemnitaire du maître d’ouvrage, conformément à une jurisprudence antérieure du BGH.
Ces arguments n’ayant pas prospérés, le pourvoi a été rejeté.
La position du BGH
Le BGH a en effet jugé que la Cour d’appel avait jugé à bon droit que la compensation ainsi provoquée n’était pas valable au regard du droit de l’insolvabilité.
Au préalable, le BGH rappelle que l’article 96 I Nr.3 de l’InsO renvoie de manière générale à la notion d’acte pouvant être frappé de nullité au sens de l’article 129 1 de l’InsO, si bien que sont visés par cette disposition tous les actes réalisés par le créancier susceptibles de provoquer la réunion de telles conditions, y compris donc la résiliation d’un contrat. Ainsi, elle conclut qu’en l’espèce le maître d’ouvrage, informé de la requête en ouverture de procédure d’insolvabilité a délibérément provoqué la réunion des conditions nécessaires à la mise en œuvre de la compensation, par la résiliation d’un contrat de construction et en faisant valoir à titre reconventionnel une créance indemnitaire.
En second lieu, le BGH souligne que l’administrateur judiciaire ne cherche pas à annuler – même partiellement – le contrat, mais se fonde exclusivement sur la nullité de la compensation au seul regard du droit de l’insolvabilité. La régularité des clauses afférentes à la résiliation du contrat et à l’indemnisation du maître d’ouvrage, prévues dans la VOB/B doit être examinée indépendamment de la question de la validité ou non de la compensation. En effet, l'annulation de la compensation intentionnellement provoquée par un créancier, conformément au droit de l’insolvabilité, vise uniquement à protéger les créanciers contre tout préjudice, sans nécessairement remettre en question la régularité de la résiliation elle-même. Le BGH rappelle l’objectif recherché par le mécanisme de l’annulation : selon l’article 143 I O les actifs du débiteur cédés ou transférés par l’exécution d’un acte annulable doivent être restitués afin reconstituer le patrimoine du débiteur au bénéfice des créanciers. Ainsi, même si l'acte juridique litigieux entraîne plusieurs conséquences qui ne sont pas en elles-mêmes contestables, telles que la création d'une situation juridique valable (ex : résiliation d’un contrat), la restitution des actifs ainsi soustraits du patrimoine du débiteur ne saurait être exclue, dès lors qu’une seule des conséquences qu’emportent cet acte est préjudiciable aux créanciers.
En troisième lieu, le BGH souligne que l’effet préjudiciable causé par un acte permettant la réunion des conditions de mise en œuvre de la compensation à l’égard des créanciers doit être annulé de manière autonome. La condition relative à l’existence d’un préjudice causé aux créanciers, requise par l’article 129 est en pareille hypothèse établie, dans la mesure où la compensation entraîne une inégalité de traitement entre les créanciers : L'actif dont dispose encore le débiteur, qui constitue un gage commun pour l'ensemble des créanciers, est uniquement mobilisé, en cas de compensation, pour désintéresser un seul créancier, ce qui signifie qu'il ne pourra plus être réparti équitablement entre tous les créanciers. Par conséquent, les créanciers se voient privés d'une partie de l'actif disponible, correspondant à la différence entre le montant net de l'actif disponible et le montant de la créance indemnitaire du créancier.
Le BGH explique que la résiliation peut causer un préjudice aux créanciers, si, comme en l'espèce, elle permet la réunion des conditions nécessaires à la compensation. Un paiement par compensation nuit aux créanciers en les privant du versement effectif du montant dû pour les travaux réalisés dans le patrimoine du débiteur.
Bien que la jurisprudence ait déjà conclu à l'absence de préjudice dans l’hypothèse où la résiliation était à la fois le fait générateur de la créance indemnitaire du maître d’ouvrage et de la créance du prix des travaux de l’entrepreneur, le BGH juge que cette règle ne s'applique pas en l'absence de connexité entre les créances à compenser, c’est-à-dire lorsque les créances ne proviennent pas du même contrat. Dans ce cas précis, la créance indemnitaire découle de la résiliation d’un contrat distinct de celui à l'origine de la créance du prix des travaux, de sorte que la résiliation de ce contrat n'a eu aucune incidence sur l'exigibilité de la créance du prix des travaux de l’entrepreneur.
Partant, le maître d’ouvrage a délibérément provoqué avant l’ouverture de la procédure d’insolvabilité la réunion des conditions de mise en œuvre d’une compensation par la réalisation d’un acte pouvant être annulé au sens de l’article 129 I InsO.
Si cette affaire est complexe, elle met en lumière de manière précise l'approche schématique adoptée par la jurisprudence allemande concernant les nullités de la période suspecte. Son objectif principal est de protéger les créanciers contre les préjudices. Dans cette optique, la protection de la masse au profit des créanciers prévaut, même si cela peut parfois entraîner des situations juridiquement incohérentes, comme dans le cas présent : la résiliation du contrat est reconnue comme valide, mais la possibilité d’une compensation demeure exclue.
19.04.2024